Décryptages
Le démembrement des parts sociales
Publié le 23 octobre 2020
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La combinaison de la société civile et du démembrement de propriété sur les parts est une technique particulièrement performante pour la transmission d’un patrimoine.
Ici, par le jeu de la loi mais le plus souvent par la volonté de donateurs ayant gratifié les donataires de la nue-propriété de parts, l’usufruit ne portera pas sur un immeuble, un portefeuille de valeurs mobilières ou un contrat de capitalisation mais sur des droits sociaux. Les statuts de la société civile, ses délibérations vont alors définir la mesure des droits de l’usufruitier, le plus souvent désigné gérant de la société, l’illustration la plus marquante étant la délibération de l’assemblée annuelle qui décide si les bénéfices auront le caractère de fruits ou de produits mis en réserve.
C’est dire que la liberté contractuelle s’exprime ici largement, aussi bien dans les prévisions des statuts que lors des décisions collectives, autant d’instruments aptes à répondre aux besoins exprimés par les intéressés. En témoignent les dispositions répartissant les droits de vote et celles déterminant les droits financiers.
1 – La répartition du droit de vote
La loi du 19 juillet 2019 de simplification du droit des sociétés a modifié l’architecture de l’article 1844 du Code civil applicable à la société civile. Le nouveau texte étend le droit d’ordre public de participer aux décisions collectives et offre un nouveau champ à la liberté contractuelle pour la répartition des droits de vote.
A – L’expression du droit de participer aux décisions collectives
L’ancien et le nouvel article 1844 disposent que « tout associé a le droit de participer aux décisions collectives ». Il est admis aujourd’hui, tant par le juge que par la doctrine, que seul le nu-propriétaire qui assume in fine le risque social a la qualité d’associé. La distinction entre la participation et le vote est essentielle quant on sait que les statuts et la convention peuvent dépouiller le nu-propriétaire de l’intégralité de ses droits de vote au profit de l’usufruitier (V. b). La participation aux décisions collectives implique que le titulaire de cette prérogative soit informé, convoqué et assiste aux assemblées, être destinataire des documents sociaux et puisse poser des questions aux dirigeants…
Si la jurisprudence avait consacré avec force cette participation du nu-propriétaire aux décisions collectives, le nouvel article 1844 dispose dorénavant que « si une part est grevée d’un usufruit, le nu-propriétaire et l’usufruitier ont le droit de participer aux décisions collectives ». L’usufruitier jouit maintenant de parts, comme le propriétaire.
B – La répartition du droit de vote : Un nouveau champ pour la liberté contractuelle
Le nouvel article 1844 reprend tout d’abord la règle énoncée dans l’ancienne version : « Le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier ».
La jurisprudence a jugé qu’en raison de la prérogative essentielle de percevoir les fruits, l’usufruitier ne peut pas être privé du droit de voter l’affectation du résultat [1], lui reconnaissant ainsi un droit d’ordre public.
L’innovation consiste en la disposition qui suit : « Toutefois, pour les autres décisions, le nu-propriétaire et l’usufruitier peuvent convenir que le droit de vote sera exercé par l’usufruitier ».
Précision importante : l’alinéa suivant autorise les statuts à déroger à la répartition légale du droit de vote mais non à la faculté laissée à l’usufruitier et au nu-propriétaire de convenir que le droit de vote sera exercé par l’usufruitier.
En définitive, la nouvelle architecture du texte permet de distinguer :
- L’attribution de droits de vote prévue soit par la loi (dans ce cas, c’est le nu-propriétaire qui dispose du droit de vote, à l’exception de l’affectation du résultat), soit par une disposition statutaire qui, le plus souvent, va attribuer à l’usufruitier une plénitude des droits de vote ;
- L’exercice du droit de vote exprimé par une convention extra-statutaire entre le nu-propriétaire et l’usufruitier qui transfèrera tout ou partie des droits de vote au profit de ce dernier.
Conventionnellement, le nu-propriétaire a donc aujourd’hui, quelle que soit la disposition des statuts, la possibilité de déléguer intégralement son droit de vote à l’usufruitier, ce qui correspondait à une pratique courante. De tels aménagements, particulièrement appréciés des donateurs qui se réservent l’usufruit des parts, sont-ils exempts de risques ?
Au-delà du droit des sociétés qui a déjà considéré que les statuts pouvaient priver intégralement le nu-propriétaire de son droit de vote au profit de l’usufruitier [2], une autre barrière existe, souvent oubliée, à cette pleine attribution des droits de vote à l’usufruitier. Pour que le dispositif soit indemne de toutes critiques, l’usufruitier, dans l’exercice du vote, doit s’abstenir de porter atteinte à la substance de la chose.
Quelle est la sanction encourue ? Elle est redoutable : c’est la déchéance de l’usufruit édictée par l’article 618 du Code civil. Le nu-propriétaire devient alors plein propriétaire et le donateur serait alors exclu de la société. Cette déchéance a, par exemple, été prononcée par le juge pour atteinte par l’usufruitier à la substance d’un portefeuille de valeurs mobilières [3]. Face à ce risque, il est donc prudent, dans les statuts, de réserver au nu-propriétaire son droit de vote en cas de modification statutaire importante ou en cas de fusion ou de dissolution de la société. À défaut, il faudrait impérativement obtenir l’accord exprès du nu-propriétaire. On peut toutefois se demander si une telle action pourrait prospérer si le droit de vote de l’usufruitier en question s’exerçait sur le fondement d’une convention expresse conclue avec le nu-propriétaire. On peut en douter.
2 – La répartition des droits financiers
Tout d’abord, il faut rappeler que le résultat de la société ne devient fruit que lors de sa distribution par le jeu d’une décision collective. Si le bénéfice distribué est prélevé sur le résultat de l’exercice, il appartient en pleine propriété à l’usufruitier. Il est néanmoins loisible à l’usufruitier d’affecter le résultat en réserve. À défaut de distribution ultérieure, ces réserves vont valoriser la part du nu-propriétaire. Cependant, la question qui doit nous arrêter concerne le sort des sommes distribuées prélevées sur les réserves. Qui a droit à ces distributions ? Se prononçant en matière fiscale, la Chambre commerciale, dans son arrêt du 27 mai 2015 [4], décide que le droit de jouissance de l’usufruitier s’exerce sous la forme d’un quasi-usufruit, sur le produit de cette distribution, de sorte que l’usufruitier se trouve tenu, en application de l’article 587 du Code civil, d’une dette de restitution exigible au terme de l’usufruit et qui, prenant sa source dans la loi, est déductible de l’actif successoral. On mesure la portée fiscale d’une telle décision.
Prenant, à première vue, le contre-pied de cette position, dans un litige civil portant sur le partage d’une indivision successorale, la Chambre civile considère que le nu-propriétaire a, lui seul, droit aux dividendes prélevés sur les réserves [5]. Cette position excessive est vivement contestée en doctrine. On ne peut priver l’usufruitier de la jouissance des sommes distribuées, quelle qu’en soit l’origine.
Pour sécuriser pleinement les parties, écarter toute incertitude, toute contestation, une stipulation expresse peut régler le sort des distributions inhérentes aux parts sociales démembrées.
La validité d’une telle convention ne paraît pas douteuse, elle est expressément consacrée par l’arrêt du 27 mai 2015. Le droit de l’usufruitier s’exerce sous forme d’un quasi-usufruit « sauf convention contraire entre celui-ci et le nu-propriétaire ». Dans un domaine proche, en matière de droit préférentiel de souscription relatif à des actions démembrées, l’article L. 225-140 du Code de commerce édicte que « les dispositions du présent article s’appliquent dans le silence de la convention des parties ».
Quelle serait alors la source de cet accord ?
Sans nul doute un pacte extra-statutaire, mais on pourrait également envisager une disposition statutaire, voire un accord lors de la décision de distribution.
Il en résulte qu’en raison des besoins exprimés par l’usufruitier et, le cas échéant, par les nus-propriétaires, plusieurs options riches de potentialités peuvent être exercées en application de leur accord :
- Appréhender la distribution par le seul usufruitier et faire naître un quasi-usufruit qui donne lieu à une dette de restitution au profit du nu-propriétaire ;
- Partager les sommes distribuées en pleine propriété entre usufruitier et nu-propriétaire (valeur économique ou barème fiscal) ;
- Versement sur un compte démembré, avec remploi des sommes dans l’acquisition d’un bien lui-même démembré (par exemple, logement adapté en fonction de l’âge de l’usufruitier.
Aujourd’hui, la mise en réserve et la distribution ultérieure sous un régime de démembrement pourrait, dans certains cas, être exposées au risque du nouvel abus de droit de l’article L. 64A LPF. La mise en réserve devrait être justifiée par l’intérêt social, acté dans la délibération et la distribution ne devrait pas être concomitante. Il faudra laisser le temps au temps.
[1] Cass. com. 31 mars 2004, RJDA 6/04, n° 711.
[2] Cass. com 2 déc. 2008, n° 08-13.185.
[3] Cass. civ. 16 juin 2011, n° 10-17.898. V. également, sur une action en déchéance de l’usufruit sur des droits sociaux, Douai, 13 février 2013, n° 11/05224.
[4] Cass. com. 27 mai 2015, Dr. Sociétés 2015, Comm. 144, note R. MORTIER. Rapprocher Cass. com. 24 mai 2016, BRDA 2016, 11/16, § 4.
[5] Cass. 1ère CIV. 22 juin 2016, Comm. 141, note H. HOVASSE ;