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La société civile : l’organisation du pouvoir

Publié le 05 août 2020

Auteur

Jean Prieur

Agrégé des Facultés de Droit, Professeur émérite des universités

L’organisation du pouvoir dans la société civile constitue un enjeu majeur pour les associés qui requiert une grande vigilance du rédacteur des statuts. Il faut avoir à l’esprit que, dans certains cas, c’est l’essentiel du patrimoine des associés qui est localisé dans la société civile. Dans ces conditions, les associés sont-ils disposés à conférer au gérant une plénitude de pouvoirs l’autorisant, de sa propre initiative à consentir à la vente d’immeubles, de certains des actifs financiers significatifs de la société ?

A l’inverse, dans les sociétés civiles réunissant parents donateurs et enfants donataires, les premiers qui consentent à transférer leur avoir, entendent parfois conserver les pouvoirs a maxima dans la société.

Fort opportunément, le droit de la société civile, marqué par sa souplesse, sa flexibilité, se révèle un instrument adapté pour organiser à la carte les relations entre associés en formalisant les besoins exprimés, c’est-à-dire que le rédacteur des statuts devra s’exercer à la haute couture, par l’écriture de clauses réfléchies, élaborées, gage de prévention et d’anticipation des conflits.

1. La gérance

Désignation de la gérance

« La société est régie par une ou plusieurs personnes associées ou non »[1].

Les associés ont donc toute liberté pour désigner un ou plusieurs gérants, une personne physique ou une personne morale.  Dans ce dernier cas, ses représentants légaux sont soumis aux mêmes conditions et obligations que s’ils étaient gérants en leur nom personnel[2]. La loi offre une grande liberté aux statuts pour fixer les conditions de nomination du gérant : exigence de la qualité d’associé, d’une compétence particulière, limite d’âge … La désignation peut résulter des statuts, d’un acte distinct, ou d’une décision collective prise à la majorité, sauf disposition contraire. La durée des fonctions peut être fixée par les statuts ou par l’acte de nomination, à défaut, le gérant est nommé pour la durée de la société.

La révocation du gérant résulte d’une décision des associés représentant plus de la moitié des parts sociales[3], cette condition de majorité n’est que supplétive et les statuts peuvent prévoir une majorité plus forte : deux tiers, trois quarts, 95% … Le gérant s’il est associé participe au vote et s’il dispose d’une minorité de blocage pourrait, en fait, devenir irrévocable. Fort heureusement, l’article 1851 autorise dans ce cas tout associé à demander au tribunal la révocation du gérant pour cause légitime.Ainsi, un gérant de SCI ne tenant pas de comptabilité,ne rendant pas de comptes aux associés et occupant les lieux dans son intérêt personnel est révocable judiciairement [4].

Ajoutons que si la révocation par les associés est dépourvue de cause légitime, elle peut donner lieu à dommages et intérêts[5].

Les pouvoirs de la gérance

Il faut distinguer la définition des pouvoirs dans l’ordre interne et dans l’ordre externe à l’égard des tiers.

Dans l’ordre Interne

Les statuts bénéficient d’une grande liberté pour fixer les pouvoirs du ou des gérants. En cas de silence du pacte social « le gérant peut accomplir tous les actes de gestion que demande l’intérêt de la société »[6].

Cette grande souplesse dans l’organisation des pouvoirs offre l’opportunité de requérir l’autorisation des associés pour les opérations sensibles :

Dans le cas d’une co-gérance, l’article 1848 du Code civil édicte que les gérants « exercent séparément ces pouvoirs, sauf le droit qui appartient à chacun de s’opposer à une opération avant qu’elle ne soit conclue ». En cas de blocage, les associés peuvent trancher le conflit par la révocation de l’un ou l’autre des gérants.

Enfin, il faut souligner que dans l’ordre externe, ces limitations de pouvoirs sont inopposables aux tiers[7], et n’affectent donc pas, sauf dépassement de l’objet social, la validité de l’acte. Toutefois, ce dépassement de pouvoir fautif pourra, selon les cas, entraîner la révocation du gérant[8] voire la mise en jeu de sa responsabilité[9].

Dans l’ordre externe

Dans un souci de sécurité juridique les pouvoirs à l’égard des tiers sont impérativement fixés par l’article 1849 du Code civil. Ainsi, la prévision d’une co-gérance serait inopérante à limiter les pouvoirs de l’un ou l’autre des gérants car la loi attribue à chacun une plénitude de pouvoirs sauf si l’opposition formulée par l’un est  connue du tiers contractant[10].

Toutefois, il faut souligner la force de la prescription de la loi selon laquelle « le gérant engage  la société par les actes entrant dans l’objet social ». Il revient donc au rédacteur des statuts, grâce à ce curseur, de restreindre ou non les pouvoirs du gérant. On l’a vu, dans certains cas, c’est l’essentiel du patrimoine des associés qui est localisé dans la société civile. Dans ces conditions, les associés seront-ils disposés à donner une plénitude de pouvoirs au gérant, lui permettant de sa propre initiative de consentir des ventes d’immeubles ou des cessions d’actifs financiers ?

Un contentieux sévit à l’occasion des ventes d’immeubles à la seule initiative du gérant. Si on souhaite que, dans tous les cas, les associés soient consultés en cas de vente de l’immeuble appartenant à la société, il est possible de viser la propriété de cet immeuble dans l’objet social. Dans ce cas, une modification de ce cet objet devra précéder la vente. Pour le reste, si l’aliénation des immeubles est expressément visée dans l’objet social, le gérant sous sa simple signature pourra vendre, à défaut d’une telle prévision, une décision collective des associés l’autorisant est requise[11].

On le voit, le seul moyen de limiter les pouvoirs du gérant à l’égard des tiers réside dans l’encadrement de l’objet social. Une rédaction restrictive comporte un autre enjeu : celui de la responsabilité des associés aux dettes sociales[12] qui pour leur définition doivent se rattacher à l’objet social[13].

2. Les décisions collectives des associés

La consultation des associés

Le droit de la société civile offre une grande souplesse quant au régime des décisions collectives. Leur domaine, tout d’abord, se définit par rapport aux pouvoirs du gérant. Leur étendue, telle qu’elle vient d’être mesurée, conditionne la compétence des associés[14]. En dehors de ce cas, seuls les associés approuvent les comptes, affectent le résultat, modifient les statuts … Quant à l’expression des décisions collectives, il peut s’agir d’assemblées[15], de consultations écrites[16], d’actes sous signature privée ou notariée[17]. Outre l’unanimité requise dans ce dernier cas, les statuts fixent librement les conditions de majorité selon la nature de la décision : majorité simple, deux tiers, trois quarts, voire  unanimité .Il faut souligner l’exigence d’une reddition annuelle des comptes, donc d’une comptabilité,et d’une assemblée générale annuelle.A défaut ,la fictivité de la société pourrait être invoquée notamment par l’administration fiscale(1)

Le droit de vote des associés

La loi reconnaît un droit d’ordre public d’information des associés mais la liberté statutaire va pouvoir s’exercer sur les modalités d’exercice du droit de vote.

L’information des associés

C’est un droit d’information particulièrement étendu qui est attribué à l’associé. Celui-ci, au moins un fois par an, a le droit d’obtenir communication des livres et documents sociaux[18], des contrats, factures et correspondances, et tout document établi par la société ou reçu par elle[19].  L’associé peut également poser par écrit des questions auxquelles il devra être répondu par écrit dans un délai d’un mois[20].

L’exercice du droit de vote

La liberté statutaire peut s’exprimer sur le nombre de voix dont peut disposer chaque associé : une voix quel que soit le nombre de parts, des voix proportionnelles aux parts détenues, un droit de vote plural attribué à certains associés, 10 voix pour une part …

Là encore, on observe toute la potentialité de la société civile à opérer une dissociation capital – pouvoir[21].

[1] C. civ. Art. 1846
[2] C. civ. Art. 1847
[3] C. civ. Art. 1851
[4] CA Paris, 12  janv.2021, BRDA 21/6 p8
[5] C. civ. Art. 1851
[6]  C. civ. Art. 1848, alinéa 3
[7]  C. civ. Art. 1849, alinéa 3
[8]  C. civ. Art. 1851
[9]  C. civ. Art. 1850
[10]  C. civ. Art. 1849, alinéa 2
[11]  Cass. Civ. 3ème, 12 février 2013, n°11-20-570 ;V. également Cass 3e civ. 5 nov. 2020 n° 19-21.214
[12]  C. civ. Art. 1857
[13]  Voir développement ultérieur
[14]  C. civ. Art. 1852
[15] C. civ. Art. 1853[16] Ibidem
[17]  C. civ. Art. 1854
[18]  C. civ. Art. 1855
[19]  Décret n°78-704 du 3 juillet 1978, Art. 48
[20] C. civ. Art. 1855
[21] La répartition des droits de vote dans le cas du démembrement de propriété fait l’objet d’un développement spécifique.