L’IA, nourricière ou sangsue ?

Publié le 18 décembre 2025

Auteur

Véronique Riches-Florès

Économiste

c ’est la promesse : une source de gains de productivité sans précédent, amenée à irriguer, tout à la fois, les techniques de communication mais aussi celles de l’industrie, du commerce, des transports, de la science, la médecine, la connaissance et la création… D’ici 2030, pas un secteur de l’activité ne devrait passer à côté de cette révolution, prometteuse d’un bond technologique sans précédent et de gains de productivité dont l’économie mondiale avait perdu la recette depuis la crise de 2008, seuls à même de compenser les effets négatifs du vieillissement démographique sur les perspectives de croissance.

Mirage ou réalité ? Si la réponse, sur le papier, est assez convaincante, la réalité est, pour l’instant, bien éloignée de ces promesses.

Une révolution technologique fulgurante, portée par les géants américains

Le développement de l’IA a donné au secteur technologique une impulsion incontestable. La rapidité de sa diffusion auprès des entreprises et des particuliers est vertigineuse. Moins d’un an après son lancement en novembre 2022, ChatGPT semblait déjà en mesure de révolutionner le monde. Trois ans plus tard, l’outil draine plus de 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires et 45 % des entreprises déclarent l’utiliser, tandis que, derrière ce leader, les nouveaux acteurs se multiplient. En bourse, les géants du secteur concentrent les records. Incontournable, le fournisseur de puces électroniques les plus adaptées à l’IA, a vu sa capitalisation boursière passer de 500 milliards début 2022 à plus de 5 000 milliards de dollars en octobre de cette année, plus que le produit intérieur brut de l’Allemagne (4 500 mds). Au-delà, le panier des « 7 Magnifiques », principales valeurs associées à la technologie américaine – Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla- a vu son cours de bourse multiplié par neuf depuis 2023, propulsant son poids dans la capitalisation du S&P 500 à plus de 33 % cette année, l’équivalent de 54 % du PIB américain.

Sources : RichesFlores Research, Macrobond


Si nombreux sont tentés de reléguer cette performance vertigineuse à un seul phénomène de bulle spéculative, la conclusion est discutée. Même avec une telle performance, le cours de ces 7 valeurs n’est pas supérieur à 30 fois les bénéfices escomptés. Ce n’est, certes, pas rien mais peut, toutefois, se justifier par les promesses qui leurs sont associées, avec des perspectives de hausse des résultats de plus de 40 % pour l’année à venir, assises sur une croissance des gains de productivité, le plus souvent, à deux chiffres, que la Chine est la dernière à avoir connus durant les années fastes de son développement, entre 2005 et 2012.

Sources : RichesFlores Research, Macrobond

Alors, promesses tenues ? L’histoire est incontestablement plus complexe.

Une course mondiale à l’IA incontrôlée : trop vite, trop fort

Dans le contexte de guerre pour la suprématie technologique entre les Etats-Unis et la Chine, la course à l’IA s’est imposée comme la priorité des ambitions politiques qui conduit à une frénésie de développements incontrôlés, déjà, d’ampleur inconsidérée. L’investissement dans le secteur représenterait plus de 4,5 % du PIB mondial cette année et devrait encore quasiment doubler d’ici la fin de la décennie. Pour assurer son développement, l’IA nécessite un essor sans précédent de ressources énergétiques, objet de toute l’attention des acteurs du secteur et des États, dont l’autorité se noie de plus en plus dans le leadership disproportionné d’une poignée d’entreprises.

Des infrastructures incapables de suivre la cadence

Déjà, cependant, les structures économiques ne suivent pas. Les infrastructures sont à des lustres de pouvoir satisfaire les besoins même les plus immédiats de l’industrie du secteur et les développer à la cadence requise apparaît, à bien des égards, impossible, tant en termes de ressources que de moyens financiers ou humains.  Aux Etats-Unis, les prix de l’électricité pour les particuliers ont augmenté deux fois plus vite que la moyenne des prix à la consommation depuis 2022. Au niveau mondial, les cours des métaux industriels s’emballent, face à la perspective de hausse de la demande et dans le sillage de l’envolée des métaux précieux. Les besoins de financement considérables destinés au développement du secteur s’ajoutent à ceux, déjà très conséquents, d’États surendettés, avec pour conséquence de tendre davantage le niveau des taux d’intérêt.

Les tensions économiques globales s’exacerbent

Dans le climat de guerre économique en présence, les États ne contrôlent plus leurs finances, tandis que la lutte pour la ressource rejaillit à travers les tensions exacerbées, commerciales, géopolitiques, monétaires, objets d’instabilité croissantes, auxquelles seuls les secteurs technologiques semblent, pour l’instant, en mesure de résister.

L’IA aspire les ressources, mais ne redistribue que très peu

Les développements de ces trois dernières années ont ouvert un fossé sans précédent entre les activités traditionnelles et les nouveaux acteurs de la technologie, qu’illustrent notamment des écarts de productivité et de résultats des entreprises sans précédent.

Sources : RichesFlores Research, Macrobond

Les PME, surreprésentées dans les secteurs traditionnels en pâtissent, après avoir déjà essuyé les plâtres de la politique commerciale de D. Trump et ceux du shutdown, auquel elles étaient particulièrement exposées. Les faillites ont, ainsi, retrouvé leur plus haut niveau depuis 2016 et l’emploi, avant même les effets ravageurs promis par l’introduction de l’IA, pâtit des destructions de postes des PME, lesquelles concentrent 83 % des salariés aux Etats-Unis.

Sources : RichesFlores Research, Macrobond

Derrière les chiffres très avantageux d’une croissance du PIB exceptionnelle, dont le rythme annualisé avoisine toujours 3,5 % à 4 %, se cachent, effectivement, les réalités d’une économie à deux vitesses, source de déséquilibres croissants entre les secteurs de la technologie et de l’énergie et le reste de l’économie, laissée pour compte. L’ensemble ne plaide pas en faveur d’une croissance économique équilibrée et complexifie considérablement la tâche de la politique monétaire, incapable de répondre aux exigences de deux mondes que tout sépare.

Date de rédaction : 17 Décembre 2025

Véronique Riches-Flores - économiste

À propos de Véronique Riches-Florès, auteur de cet article

Économiste, diplômée de l’Université de Paris I, V. Riches-Florès dirige la société de recherche indépendante RICHESFLORES RESEARCH depuis 2012, après une expérience professionnelle dans le milieu académique Observatoire français des conjonctures économiques , et dans la banque d’Investissement, (Société Générale Corporate & Investment Banking). Spécialiste de l’économie mondiale et des marchés de capitaux, elle réalise des diagnostics et prévisions s’appuyant sur une double approche à la fois conjoncturelle et structurelle.