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Une guerre commerciale à bas bruit et dans l’ombre de Bretton Woods

Publié le 20 septembre 2021

Auteur

Valérie Plagnol

Économiste, ancienne membre du Haut Conseil des Finances Publiques

La Réserve Fédérale donne le tempo

Du côté des États-Unis, la Réserve fédérale donne le tempo. Lors de la Réunion de Jackson Hole, Jérôme Powell, le Président de la Réserve fédérale des États-Unis, n’a pas démenti les « largesses » des banques centrales qui continuent leurs programmes d’achats d’actifs. Les marchés boursiers européens et américains comptent là-dessus et continent de performer, affichant presque partout des performances à deux chiffres depuis le début de l’année.

Bien que le débat soit désormais ouvert au sein de la Banque centrale américaine, et que le principe d’un ralentissement, puis d’un arrêt des achats d’actifs soit désormais acquis, le moment de sa mise en œuvre reste incertain. Plus encore, la question d’un relèvement des taux directeurs, ne semble même pas à l’ordre du jour. Pour le moment, les marchés tablent sur un début de retrait en fin d’année, et une normalisation des taux directeurs l’an prochain voire en 2023.

La reprise de la pandémie aux États-Unis, la volonté de maintenir et accompagner la reprise de l’emploi dans toutes les communautés reste la priorité de la Réserve fédérale. La hausse récente de l’inflation, reste donc, pour la Fed, un phénomène transitoire. La stabilisation des prix des matières premières et de l’énergie pourraient limiter la pression sur les prix dans les mois qui viennent.

Le plan de relance du Président Biden est encore suspendu aux accords entre les deux assemblées du Congrès. Le Sénat a bien approuvé le plan de relance de 1 100 milliards de dollars, destiné principalement aux infrastructures. La gauche du parti Démocrate entend conditionner ce plan à l’approbation préalable d’un plan supplémentaire de 3 500 milliards de dollars de dépenses. Le vote – reporté à la fin de septembre – ne devrait cependant pas trouver de soutien suffisant, du fait notamment de la défection de certains Démocrates plus modérés.


Chine/US, une guerre commerciale à bas bruit

D’autres enjeux politiques se dessinent également : alors que l’Amérique de Joe Biden se retire en catastrophe d’Afghanistan, la Chine semble prête à y prendre pied. La frontière commune avec la région du Jing Xiang (bien qu’étroite et difficile), rend l’Empire du Milieu méfiant quant au risque terroriste. Cependant, la richesse du sous-sol – notamment en terres rares – attise sa convoitise comme son intérêt pour intégrer le pays dans le dispositif des Nouvelles Routes de la Soie.

Le retrait américain a également été l’occasion d’accroître la menace et les pressions sur l’Ile de Taïwan.

On peut se demander si les sanctions et interdits récents pris à l’encontre de certaines Big Tech chinoises ne participent pas de la stratégie de repli et de maîtrise de ces groupes et de leurs bases de données, dont le pouvoir central craignait que l’Amérique puisse y avoir accès.

Du côté américain, en application de la nouvelle réglementation adoptée par le Congrès en décembre dernier, la Commission de Régulation des Marchés (SEC), le gendarme de la Bourse américaine, renforce les contraintes de transparence et d’information (avant et après cotation sur le marché), sous peine de se voir interdire la cotation.

Février 2022 marquera le cinquantième anniversaire de la visite du Président Nixon en Chine. Le rapprochement américain avec la Chine Populaire avait pour objectif immédiat de mettre fin son soutien au Nord Vietnam. La fin de l’isolement international chinois s’est accompagnée d’une reconnaissance quasi universelle de son unité, au détriment de Taïwan sur qui pèse depuis la menace d’une réunification par la force. L’accompagnant du développement économique de la Chine – à partir de 1978 – n’a pas abouti à la libéralisation du régime, comme l’espérait les pays occidentaux. Amère désillusion. Le retrait de l’Amérique des théâtres d’opérations du Moyen Orient et d’Asie Centrale, clos le chapitre ouvert le 11 septembre 2001. Il renforce – et probablement redonne des marges de manœuvres – à la politique de « pivot vers l’Asie » – entamée sous la présidence de Barak Obama.

Les initiatives prises de part et d’autre du Pacifique dans le domaine économique et commercial relèvent d’une volonté de réduction des interdépendances réciproques. Un signal de tensions supplémentaires à venir ?


50 ans de suspension, faits et méfaits de la fin de la convertibilité du dollar

Le 15 août 1971, le Président des États-Unis annonçait la suspension de la convertibilité du dollar à l’or. Cette décision unilatérale sera entérinée et suivie en 1973 par le flottement généralisé des monnaies et trois ans plus tard par la démonétisation de l’or (sommet de la Jamaïque de 1976). Juste un mois plus tôt, le 15 juillet 1971, Richard Nixon révélait au monde la visite secrète en Chine que venait d’effectuer son Secrétaire d’Etat, Henry Kissinger, prélude à sa propre venue l’année suivante et à la normalisation des relations avec la Chine.

La concomitance de ces deux évènements est le fruit de circonstances bien particulières : aux États-Unis, le début de la décennie marque le sommet de contestation contre la guerre du Vietnam. Le Président, élu en 1968 sur la promesse de mettre un terme à la guerre, a intensifié la campagne militaire, alors qu’étaient révélés au monde, les « dossiers du Pentagone », montrant l’implication – et les mensonges – de l’Administration américaine dans la guerre du Vietnam. Sur le plan économique et monétaire, l’Amérique voit ses dépenses publiques et ses déficits s’accroître ; l’inflation menace. L’érosion des réserves en or du pays devient critique : alors que les États-Unis disposaient de près de 70% des réserves en or du monde, celles-ci sont tombées à près d’un quart. L’illusion de la convertibilité au cours de 35 $/l’once n’est plus tenable et la surévaluation chronique de la devise américaine pèse sur l’économie.

La prise de Kaboul par les Talibans le 15 août dernier, sonne comme un sinistre anniversaire et ravive de de bien douloureux souvenirs, exacerbés par les images de chaos et de panique diffusées sur nos écrans. Certains n’hésiteront pas à considérer qu’il s’agit là d’un épisode de plus dans le lent, mais inéluctable « Déclin de l’Empire Américain », amorcé 50 ans plus tôt. Sur le plan monétaire pourtant, les cinq décennies écoulées n’ont provoqué ni l’effondrement du système monétaire international, ni la fin de la prééminence du dollar comme devise de réserve et d’échanges.

La généralisation du flottement des devises, la libéralisation des contrôles des changes et des mouvements de capitaux, ont fondé l’expansion du commerce et de l’économie mondiale, la globalisation des échanges et de nouvelles interdépendances dans des proportions inconnues jusqu’ici.

La chute du mur de Berlin, l’ouverture économique de la Chine, la révolution technologique, ont participé de cette expansion, préservant à l’économie américaine son premier rang mondial. Ces évolutions ont néanmoins été accomplies au prix d’une plus grande instabilité monétaire et financière, de tensions croissantes quant à l’appropriation des ressources naturelles et d’une inquiétude grandissante face au devenir de la planète, de son climat et de la disparition de la biodiversité.

La disparition de la référence à l’or a accéléré la création monétaire et l’expansion du crédit.

La permanence de la primauté du dollar lui a conféré un « privilège exorbitant ». Celui-ci se traduit par l’absence de risque de change et l’appétence des investisseurs pour la monnaie et le financement de l’économie. Elle lui confère également des privilèges d’extra territorialité pour les États-Unis, en matière fiscale notamment. Certains pays émergents, afin de pouvoir attirer des capitaux et investissements étrangers, ont maintenu un système d’ancrage – plus ou moins strict – au dollar (certains ont même adopté la devise américaine comme seule monnaie ayant cours légal). Ce faisant, contraints de maintenir d’importantes réserves de change en dollar, leur politique monétaire peut s’avérer contreproductive et même néfaste pour leur économie[1].  Face à ce défi et au lendemain de la crise du SME[2], l’Union Européenne s’est organisée autour de la construction de l’euro. Les crises récentes ont montré que la monnaie unique offrait à ses membres une solide protection contre les fluctuations du dollar. Un pour tous donc, mais pas encore tous pour un, puisque les divergences des politiques budgétaires entre pays membres génèrent des tensions internes. L’euro représente désormais 21,6 % des réserves de change du monde, 61% des exportations (hors zone euro) sont libellées en euro, et 52 % de ses importations[3].


[1] Ce fut le cas par exemple du Brésil ou encore de l’Argentine lors de la crise des pays émergents. En Janvier 1998, le Brésil dû renoncer à son système de parité glissante face au dollar, et dévaluer de plus de 50% sa monnaie, provoquant une débâcle économique chez ses voisins, notamment l’Argentine.

[2] Système Monétaire Européen

[3] Source, Banque de France

Pour le dollar, la médaille a également son revers. Les États-Unis émettent de la dette et alimentent la consommation domestique tout en creusant inexorablement le déficit de leur balance courante. Les mesures d’ajustement des changes comme celles protectionnistes prises au fil des années[1] n’ont pas permis de résoudre durablement le « dilemme de Triffin[2] ». La crise de 2008, puis la pandémie de la Covid-19 et la mise en œuvre de politiques monétaires ultra-accommodantes, alimentent la demande de dollars du monde, tout en érodant la confiance des investisseurs dans la monnaie américaine. En témoignent les accords de change conclus entre la Réserve fédérale des États-Unis et les principales Banques centrales du monde, afin d’assurer la liquidité en dollar. De même, la simple perspective d’un resserrement de la politique monétaire américaine (et donc de sevrage de dollars) peut suffire à faire baisser les marchés boursiers du monde entier.


[1] On se souvient des accords du Plaza puis du Louvre en 1985 et 1986, qui se sont conclu sur une forte appréciation du Deutschemark et du Yen face au dollar.

[2] Robert Triffin est un économise belge qui a mis en évidence cette contradiction.

Ainsi, la question du retour à un régime de change référencé à l’or se pose régulièrement, sans concrétisation pour autant.


Le dollar face à ses rivaux

Pour les fondateurs du Bitcoin, l’institution d’un « or virtuel » est la réponse à la manipulation des monnaies par les États, à commencer par celle du dollar. L’inflation des cryptos actifs à la suite du Bitcoin, la volatilité extrême des cours, les fraudes et transactions douteuses, rendent le projet incertain. Il n’en a pas moins donné un formidable élan à l’élaboration de nouvelles monnaies digitales. D’importantes initiatives privées ont vu le jour – les « stablecoins » – qui ont alerté les autorités monétaires et poussé les projets publics de Monnaies Digitales Banques Centrales (MDBC). Parmi les plus avancés, l’expérimentation d’un e-Yuan se détache et interroge. D’un côté, le projet de monnaie digitale est présenté par les autorités chinoises comme un projet à dimension strictement domestique et la mise à niveau des usages de paiement dans un pays où les pièces et les billets circulent de moins en moins, et sont considérés comme peu fiables. De l’autre, la Chine entend proposer au reste du monde la diffusion de nouveaux standards d’échanges et de clearing (face à la plateforme Swift). Prélude à l’internationalisation de la devise, volonté de supplanter le dollar ? Dans tous les cas, cette initiative contribue à transposer la rivalité sino-américaine sur le terrain monétaire. La Chine qui détient d’importantes réserves en dollars, cherche à s’en affranchir.

L’intensification de la rivalité commerciale, mais également géopolitique entre les deux grandes puissances, ne peut que multiplier les initiatives de désengagements réciproques.

Cinquante ans après la fin du système de Bretton Woods, la position du dollar bien que contestée, reste dominante. Le repli militaire de l’Amérique – aussi douloureux et humiliant soit-il – ne constitue pas forcément la preuve ultime de son déclin.


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