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L’été 2022 a tourné la page d’un quart de siècle de « grande modération »

Publié le 30 septembre 2022

Auteur

Véronique Riches-Florès

Économiste

C’est ainsi que les économistes ont qualifié la période née de la désinflation des années quatre-vingt-dix et suivantes qui virent se succéder une baisse quasi-continue de l’inflation mondiale, celle des taux d’intérêt et une rare stabilité des taux de changes ; l’ensemble sur fond de dividendes de la paix et de politiques d’ouverture qui permirent une liberté inégalée des flux de capitaux à travers le monde.

Inflation mondiale et taux d’intérêt à 10 ans américains
1992-2020, en %

C’est aussi, à l’origine, l’histoire d’une accumulation d’épargne sans précédent, alimentée par la génération des baby-boomers arrivés à cette tranche d’âge où l’homo economicus a les moyens et la motivation pour mettre de l’argent de côté, notamment en vue de sa retraite, celle où il accumule et montre un fort appétit pour l’investissement financier et immobilier.

Le phénomène a pris une ampleur proportionnelle à l’importance de cette génération dans la population, c’est-à-dire inédite. Mais sans doute n’aurait-il pas eu des conséquences globales aussi importantes s’il n’avait pas été largement relayé par la participation des Chinois natifs de la génération post-révolution de 1949. Cette cohorte qui a pu accéder au rang de classe moyenne grâce aux bénéfices d’une économie de plus en plus ouverte et prospère et qui, arrivée à la quarantaine, a participé à la constitution d’une épargne sans précédent, au point de mener l’économie mondiale dans une situation d’excès d’épargne, « saving glut » dans le jargon anglo-saxon des économistes.

Épargne brute mondiale, en % du revenu

Il en est résulté non seulement une exceptionnelle abondance de capital avec pour conséquence logique d’en écraser le coût mais, simultanément, un développement des marchés de capitaux qui ont généreusement alimenté la dette et l’envolée des prix d’actifs, au point de pousser l’économie mondiale dans les retranchements d’une financiarisation sans précédent.

La crise de 2008, premier accroc de taille à ce mode de développement, aurait pu inverser la vapeur. Il n’en a rien été. Les enjeux étaient tels, déjà, que tout a été fait, au contraire, pour préserver une situation, sur le fond, très déséquilibrée. Les liquidités injectées par les banques centrales depuis cette crise ont dépassé 30 % du PIB mondial et, devenues la norme, rares étaient ceux qui envisageaient un possible retrait de l’action des banques centrales. Lorsque l’idée d’un tapering a commencé à se faire jour à l’été 2021, certains ont qualifié cette perspective de grotesque.

Bilans de la FED, BCE, BoJ et BPoC en % du Pib mondial

C’était oublier à quel point le retour de l’inflation pouvait changer la donne, qui plus est une inflation issue de difficultés accrues d’accès aux ressources et donc source de tensions géopolitiques, comme cela a toujours été le cas dans de telles configurations.

La lutte contre l’inflation et ses ramifications en chaîne

Jusque-là surtout observée comme un phénomène exogène, essentiellement lié à des tensions considérées comme passagères, l’inflation s’est montrée sous un nouveau jour depuis le début de l’été.

Effets de second tour de l’envolée des prix des matières premières, accélération des salaires et multiplication des initiatives budgétaires pour contrer le choc de prix, forment, en effet, un ensemble bien plus propice qu’envisagé à une inflation plus endogène.

La réplique n’a donc pas tardé et les banques centrales ont, de concert, acté un durcissement proportionnel de leurs pratiques avec pour objectif clairement énoncé de faire le nécessaire pour freiner une croissance de la demande jugée excessive, par rapport à une offre sous contrainte, pour venir à bout de l’inflation. Entre mars et septembre, les hausses de taux pratiquées par la FED sont sans égales depuis 1982, rappelant inexorablement les pratiques d’un tristement célèbre président de la FED, P. Volker qui, en 1980, avait relevé les taux des Fed Funds à 20 % pour contrer les dérapages de prix de l’époque. Nous en sommes loin avec des taux directeurs à seulement 3,25 %, il n’en reste pas moins que le changement de contexte monétaire qui en découle est profond.

Taux des Fed Funds américains

Les craintes de récession qui, souvent, allaient de pair avec l’anticipation d’un arrêt des hausses des taux ne suffisent plus à envisager que tel soit le cas : avec une croissance d’ores et déjà très poussive, l’objectif des banques centrales de freiner la croissance de la demande ne trompe personne : il promet une récession que bon nombre d’indicateurs annoncent d’ores et déjà.

ZEW, Sentix, récessions et PIB allemands

Mais jusqu’où les banques centrales sont-elles prêtes à aller dans cette direction ?

Les convictions semblent avoir disparu sur ce dernier point laissant place à une intense volatilité des anticipations de hausses des taux et, par voie de conséquence, de l’ensemble des marchés.

Le contexte pourrait être différent si le mouvement ne touchait que les États-Unis mais rien de tel. Non seulement, l’inflation est généralisée hors Asie mais chaque hausse des taux de la FED s’accompagnant d’une hausse du dollar, l’affaissement des devises contre le billet vert joue comme une puissante courroie de transmission de la politique monétaire américaine au reste du monde. La baisse des devises n’est guère l’alliée des banquiers centraux en période d’inflation, notamment parce qu’elle renchérit d’autant le coût des importations, particulièrement celles libellées en dollar, soit la plupart des matières premières. Les banques centrales du reste du monde, quelle que soit la situation conjoncturelle locale se voient ainsi contrainte d’emboiter le pas à la FED sous peine de subir d’exposer leur devise à d’intenses pressions à la baisse.

Taux directeurs des principaux pays développés, en %

Ainsi, du changement de cap monétaire à la crise de changes, il n’y a qu’un pas. 
Si l’euro s’est déprécié de quelques 15 % contre le dollar depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, la livre Sterling et le yen ont dévissé de plus de 25 % contre le billet vert au cours des six derniers mois. Plus loin, le yuan chinois a également retrouvé ses plus bas niveaux depuis la première vague de Covid de début 2020 tandis que la Banque populaire de Chine, aux affres avec une crisse immobilière aux relents déflationnistes, a baissé à plusieurs reprises ses taux d’intérêt, plutôt que l’inverse.

Dollar contre principales devises 

À l’incertitude monétaire se greffe ainsi celle des marchés des changes et le renouveau de pratiques qui avaient de longue date disparues, telles les interventions sur les marchés des changes auxquelles la Banque du Japon a fini par se livrer pour la première fois depuis 1998 au lendemain de la hausse des taux des Fed Funds, pour tenter de stopper l’hémorragie de sa devise.

Jusqu’où iront ces ramifications et quelles en seront, in fine, les conséquences économiques et financières est difficile à dire à ce stade, sinon qu’elles promettent une instabilité grandissante sur des marchés de taux d’intérêt à travers le monde, sur fond d’aversion au risque de plus en plus marquée tant que dureront les hausses de taux directeurs de la FED, c’est-à-dire, a minima jusqu’à la fin de l’hiver, voire davantage si l’on se fie à ses propres projections…

Taux à 10 ans des emprunts d’État

Véronique Riches-Flores - économiste

À propos de Véronique Riches-Florès, auteur de cet article

Économiste, diplômée de l’Université de Paris I, V. Riches-Flores dirige la société de recherche indépendante RICHESFLORES RESEARCH depuis 2012, après une expérience professionnelle dans le milieu académique -Observatoire Français des Conjonctures Économiques-, et dans la Banque d’Investissement, (Société Générale Corporate & Investment Banking). Spécialiste de l’économie mondiale et des marchés de capitaux, elle réalise des diagnostics et prévisions s’appuyant sur une double approche à la fois conjoncturelle et structurelle.